Père Maon

Il fut le secrétaire académique « perpétuel » de la faculté de 1967 à 1987, son doyen jusqu’en 1990 mais aussi, et avant tout, un professeur de droit romain autant passionné que passionnant pour les milliers d’étudiants qui passèrent entre ses mains. J’ai nommé : le Père Maon. Considéré par ses pairs comme l’âme de la faculté, Maon a marqué l’histoire de l’institution de son empreinte, au sens propre comme au figuré. Un auditoire du 5 Rempart de la Vierge porte ainsi son nom, hommage symbolique à sa passion de l'enseignement. Cette passion, Maon l'évoque dans une interview qu'il accorda à des étudiants lors de son départ à la retraite en 1991. Grâce au concours de l'un de nos anciens, nous en reproduisons ci-dessous le contenu in extenso, témoignage d'une personnalité haute en couleur et douée d'un sens de l'humour incontestable.
 
"A MAON ROMPUS"
Extrait de LEX PRESS, journal de la faculté de droit, n°2, février 1990.
Propos recueillis par Jérôme WIGNY et Alex HOUTARD

 

Lex Press : Votre père était juriste à Liège. Je suppose que cela a déterminé votre orientation professionnelle.

Père MAON : Ça me paraît même certain. Mais je vous rappelle que je suis né en Ardennes, à Trois Ponts, Principauté de Stavelot, comme Étienne (Ndlr : ... Cerexhe) ...

 

Lex Press : Avez-vous d’abord fait vos études de droit ou votre formation jésuite ?

Père MAON : Je n’ai pas fait d’études de droit quoi qu’on en pense. Mon père était juriste, je crois même qu’il était bon juriste. Il connaissait en outre le grec ancien au point de pouvoir le parler. Il m’en a donné la passion. Mon plus beau souvenir, c’est alors que j’étais en 3ème latine (1941), à Pâques, lorsque nous avons lu en grec et discuté, papa et moi (on discutait en français, hein), le Protagoras de Platon en nous baladant dans la nature, en Ardennes (Alors, le Protagoras, attention ! Ce n’est quand même qu’un dialogue facile, hein. Ce n’est pas le Parménide).

Mon père a commencé à me faire faire du droit quand j’étais en quatrième latine (1940). Ça a évidemment marqué mon existence. À 17 ans (1943), je me suis fait jésuite. Ma formation fut un peu chaotique : 2 ans de noviciat pendant lesquels on épluche des pommes de terre, on examine sa conscience et on fait des retraites (excellente période) ; puis des « candi » en classique ; puis ma licence en philosophie. J’ai ensuite abordé des matières un peu plus farfelues : histoire ancienne, sous-section d’histoire du droit ; c’était là une merveille parce qu’on pouvait pratiquement se faire son menu. J’ai choisi évidemment tous les cours de droit possibles, et j’aimais surtout le droit romain, le droit civil et le droit commercial. Le second particulièrement pour les obligations qui sont toujours mon dada. J’ai passé les examens du jury central, à l’ULB. Ce furent donc neuf années d’études pendant lesquelles je travaillais parfois à temps plein dans un collège comme surveillant ou professeur. J’y ai même été veilleur de nuit !

 Ensuite, je suis entré en théologie. Dans mes études, j’ai eu la chance d’avoir deux vrais maîtres (des « vrais ») : Ed. Volterra, qui avait été recteur à Bologne, et Monseigneur De Langhe qui était un spécialiste des inscriptions ougaritiques de Ras Shamra. Parallèlement à ma licence en théologie, j’ai entrepris mon doctorat en histoire ancienne, section histoire du droit, sous-section droits orientaux.

Après ça, j’ai donné un cours d’hébreu élémentaire pendant un an à Louvain et pour finir, j’ai fait une troisième année de noviciat. J’aurais normalement dû être envoyé à l’Institut Biblique à Rome comme professeur d’histoire des anciens droits sémitiques du bassin méditerranéen. C’était ma destinée. Mais comme il manquait quelqu’un à Namur en 1960, j’y ai été envoyé pour donner les cours de droit romain. Ma passion du droit romain provient d’un cours que j’ai pu suivre à Louvain (« La vraie » … bien sûr), donné par Fernand De Visscher sur les « termes et conditions ». Je l’ai trouvé génial car très actuel. Il me semble que le cours de droit romain ne doit pas être vu d’une façon purement historique. Il doit servir à donner une tournure d’esprit et une base logico-juridiques. Les raisonnements sont identiques et les concepts ont somme toute peu changé par rapport à ceux de notre droit actuel.

 

 
Lex Press : Après 30 ans, qu’est-ce que l’enseignement peut encore vous apporter ?

Père MAON : L’enseignement ? Ce qu’il m’apporte ? Mais c’est vous… les étudiants ! Il n’y a rien de plus fossile que le droit romain, que je sache. Mais chaque année, ça apporte des étudiants nouveaux, différents. C’est magnifique hein ça ! Je trouve ça miraculeux. On ne mérite pas ça ! ...

 

Lex Press : La relation Prof. – Étudiants a-t-elle beaucoup évolué ?

Père MAON : Je crois. Elle est devenue plus familière, mais sans familiarité vulgaire. Plus loyale, oui. Plus directe mais plus franche. Il me semble que les jeunes professeurs sont devenus bien plus adorables que nous. On parle toujours de la disponibilité des professeurs. Et bien je dis non : ce n’est pas de la disponibilité, c’est de l’accessibilité. Je puis afficher à ma porte : « Je suis disponible ». Si je ne suis pas dans mon bureau, je suis disponible mais pas accessible. C’est un autre concept. Mais je crois, pour ce qui me concerne (après tout, le reste je m’en fous), que les relations avec les étudiants sont franches. Un grand défaut dans la vie, c’est la lâcheté. C’est peut-être le pire des défauts… Eh bien aujourd’hui nous sommes moins des lâches les uns vis-à-vis des autres. On a souvent le culot de se dire ce qu’on pense. Il y a moins de dissimulation, moins de cérémonial.

 

Lex Press : Les jeunes sortis de l’école vous paraissent-ils bien préparés à la vie universitaire ?

Père MAON : Ils ne sont pas, mais nous ne l’étions pas non plus. Ce qui nous manquait, c’est un esprit d’analyse à partir de concepts abstraits plus qu’une faculté de mémorisation. Les cours n’étaient pas beaucoup plus mal donnés qu’aujourd’hui ; on voyait rarement nos professeurs et ils s’en foutaient royalement. Nous avions cependant certains cours fort poussés et on exigeait de nous de plus nombreuses lectures. La masse d’étudiants était un peu moins grande, mais aussi épaisse et opaque. La difficulté de s’adapter aux autres, à peu près la même. Mais les jeunes vivent actuellement des expériences magnifiques : les voyages, l’information culturelle, les médias, la liberté personnelle (mais avec un certain contrôle de soi qui est indispensable. Si Adam et Eve ont commis le péché, c’est parce qu’ils ont perdu leur self-control, c’est vrai, non ?).

 

Lex Press : On accuse souvent les étudiants en droit d’être conservateurs et bourgeois. Qu’en pensez-vous ?

Père MAON : Fait-on son droit parce qu’on est conservateur ou est-on conservateur parce qu’on fait son droit ? Je me suis toujours posé la question. Je n’en sais rien. Qu’est-ce que ça veut dire être conservateur ? Je suis évidemment conservateur parce que je n’ai pas envie qu’un cornichon quelconque vienne me piquer ma chaîne Bose à moi. Ça c’est évident. Je veux la conserver. Les attaques, je les encaisserais pour commencer, puis j’attendrais la suite des événements. Se raser, se peigner, mettre une cravate, se laver, prendre une douche quoi ! Est-ce que c’est ça être conservateur ? Je n’en sais toujours rien, mais j’espère que les non-conservateurs le font aussi ! Ne t’affole pas : s’ils cherchent un job, ils mettront une cravate. Mais oui. Au moins ils seront propres. 

 

Lex Press : Que pensez-vous des jeunes filles de notre auditoire ? Et particulièrement de ce qu’elles arrachent souvent les premiers prix ?

Père MAON : Oui, les étudiantes flamandes, hein ! Maintenant, ce que je pense des filles dans l’auditoire ? … Elles sont, je crois, 49 % … enfin nous, les « droit », nous subsistons et nous restons le dernier rempart de la masculinité ! Je trouve qu’elles sont un peu trop nombreuses et hélas ! hélas ! généralement jolies.

 
Lex Press : Comment expliquez-vous le fait que ce soient les Flamands qui décrochent les grandes dis ?

Père MAON : Les étudiants flamands savent ce que coûtent leurs études. Ensuite, apprendre à penser dans une langue différente explique peut-être en partie leur réussite. Ils travaillent ainsi comme nous travaillions jadis en latin : le français est pour eux une langue qu’ils doivent construire. Un mot prend un sens et ne le quitte pas. Cela les force donc à se demander ce qui peut se trouver derrière le mot. Les francophones ne font pas toujours cet effort.

 

Lex Press : Quel conseil donneriez-vous à un étudiant en droit quittant Namur ?

Père MAON : De faire d’excellentes licences. Maintenant où ? Voilà une question à laquelle je ne répondrai pas.

 

Lex Press : Quels journaux lisez-vous ?

Père MAON : Ah nom de diable ! La Libre Belgique évidemment... Le Soir bien entendu… L’Écho de la bourse ça va de soi… La Cité une fois par semaine… Le Monde assez régulièrement, bien que je ne l’aime pas beaucoup car il est le journal de référence de l’intelligentsia française, ce qui ne prouve rien ni en faveur du Monde, ni en faveur de l’intelligentsia française… Il m’arrive de temps en temps de lire PAN aussi, bien qu’il soit moins bon maintenant que naguère. Eh oui, pas de journaux cochons (rires) ! Je ne dis pas que ne suis pas tenté d’en lire !

 

 


 

Lex Press : Comment conciliez-vous le fait d’aimer d’une part un langage vert et d’autre part les subtilités d’Allegri ?

Père MAON : D’abord, excusez-moi, il n’est pas vert mon langage : il est violacé et il y a des mouches dessus (rires) ! Ce langage vert se réclame de Rabelais. Jusqu’au 18ème siècle, nous avions un langage bourré de mots populaires, populaciers, lié au vocabulaire de la chasse, de la pêche, de la cuisine, de l’artisanat, des latrines ; c’était une langue écologique. Le fait d’être verte ne veut pas dire qu’une langue soit plate et vulgaire. Une langue, c’est une richesse, une manière de penser. La musique est le plus beau des langages, c’est celui de l’éternité. Je ne vois pas d’incompatibilité avec Allegri, ni non plus d’affinités particulières. On peut être charcutier dans le département du Var et conseiller départemental ! La musique est aussi un langage qui peut avoir ses vulgarités et ses platitudes : comme lorsqu’elle répète les mêmes accords parce qu’on ne peut pas se casser le crâne pour en trouver de meilleurs.

 
Lex Press : Vous avez également la passion de la moto…

Père MAON : Je ne l’ai plus hélas… (rires). Ça devient emmerdant votre machin (rires) ! J’ai fait de la moto. J’aimais beaucoup. Je me suis cassé la figure, mais heureusement jamais gravement. Quelques pelles. Rien. Ce sont mes supérieurs religieux qui m’ont interdit d’en faire : je suppose qu’ils avaient intérêt à me conserver, ne fût-ce que pour mon traitement (hé, hé, hé !). Ma moto à moi était une vieille Sarolea 200/2 temps. Un copain m’a arrangé ce moteur… qui marchait du tonnerre. Avec cet engin qui pesait 90 kg (150 nous deux), et aux 2/3 des gaz, on se tapait très facilement le 140. Superbe ! Je roulais avec de l’essence graphitée. Au mélange d’essence, je rajoutais en effet une bonne grande bistouille de graphite pour épaissir l’essence et pour que ça colle le long du cylindre ; il y avait une compression là-dedans… terrible ! Un bijou ! C’est avec ça que je me suis cassé la gueule et que j’ai perdu mes dents. Le piston calait sans prévenir, le moteur aussi. La moto foutait le camp de son côté et moi du mien ! Dites, ne racontez pas mes prouesses à moto sinon je suis déshonoré… J’ai arrêté en 1970 et je n’ai jamais conduit une voiture de ma vie.

 

Lex Press : Comment qualifieriez-vous le style architectural de la fac ?

Père MAON : Je le déteste. C’est laid. Je vis dedans et je suis condamné aux travaux forcés, au gris, à la déprime. C’est laid, tu peux le répéter ; Ça a été créé par un architecte dit et réputé génial. Je me pose des questions… Horreur !

 

Lex Press : Quel livre emmèneriez-vous sur votre île déserte ?

Père MAON : Beaucoup de livres ! Les Mémoires de Saint-Simon, 10 volumes dans la Pléiade, de la 2ème édition d’Yves Coirault (pas la première de Gonzague Truz : ça c’est de la merde !), les mémoires du Cardinal de Retz, le Parménide de Platon et accessoirement, s’il reste encore de la place dans les 30 kg de bagages, l’Évangile.

 

 

Lex Press : Vos impressions et vos réactions à certains mots…

Père MAON : Gorbatchev : … soupirs !!!

Bicentenaire : il y a quelques années, celui de la mort de St Simon.

Woytila : Karol.

Amitiés : mes étudiants.

Sport : les Fagnes.

Michael Jackson : je ne sais pas.

Français moyen : un emmerdeur.

La Revue de Droit : … danger !

Scoutisme : Mérinos maternel ; c’était mon totem. J’étais second chez les « Castor, cas-tar » de la 23ème (N. D. L. R. : un mérinos est un bélier de race espagnole. Le Larousse précise que « laisser aller le mérinos » veut dire en langage populaire : « attendre, laisser aller les choses ». Ne vous en faites pas, c’est bientôt fini.)

Un flamand : un Ardennais qui a le malheur de ne pas parler français.

 

Lex Press : Qu’aimez-vous et que détestez-vous ?

Père MAON : En peinture : (+) Bronzino, Come de Tura et Giorgione… superbe, magnifique !

 (–) la mauvaise peinture.

En musique : (+) Les Impropères de Palestrina (surtout la fin).

 (–) la mauvaise musique.

En architecture : (+) Ste Sophie de Constantinople.

(–) Montmartre

Chez un étudiant : (+) sa franchise et sa loyauté, c’est magnifique ! Les étudiants sont ma raison de vivre…

(–) Les étudiants sont souvent emmerdants.

Villes : (+) Rome, ça ne se discute même pas. C’est une ville secrète ; qu’on ne connaît jamais ; qui ne se livre pas. C’est comme l’amitié, Rome.

(–) Je n’ai pas beaucoup voyagé, mais c’est Paris ; c’est une ville surfaite ! En tout…

Pays : (+) La Belgique : c’est le plus beau pays du monde. Pour moi ça ne se discute pas non plus. Après la Belgique, c’est l’Italie. Tout juste après.

(–) Tous les pays sont beaux…

Prénoms : (+) Pierre évidemment, hééé. C’est de l’orgueil.

(–) Circoncis (c’est un jeu de mots, hé hé !!)

 

Lex Press : Nous nous sommes laissé dire que votre consommation de Glenn était en contradiction avec votre foi(e)…

Père MAON : Donc, si je comprends bien la compréhension est en raison inverse de l’extension… Hélas, j’ai un foie excellent et je bois trop peu de Glenn. Je souhaiterais l’inverse.

 

Lex Press : Quel est votre plus grand regret ?

Père MAON : Ça, c’est une question idiote. Je n’ai pas de regrets. Aucun. J’ai des amis. C’est ça la merveille du monde. Tu sais, mon vieux, les amis c’est l’invention du cœur. Il y a comme un vitrail derrière l’autel et il y a de la lumière derrière ce vitrail : ce sont tes amis. Quand, dans ta vie, tu as des amis, alors tu as une vie comblée ; tu ne regrettes rien. Si tu veux la chemise d’un homme heureux, je peux te passer la mienne, tiens.

 

Lex Press : Est-ce donc votre philosophie de vie ?

Père MAON : Oui. L’amitié est un effort de désintéressement ; ne pas tenir trop à soi-même… Difficile…