Yves Poullet

Qui de mieux placé que l'actuel recteur de l'Université, Yves Poullet, pour nous parler de la Faculté de droit? Étudiant de la promotion 1971, ancien assistant et professeur, doyen de l'institution pendant 11 ans et directeur du CRID de 1979 à 2010, Yves Poullet est en effet l'une des rares figures dont le parcours universitaire recoupe l'histoire de la faculté de ses débuts jusqu'à nos jours. Fort de ce vécu et de cette expérience, il revient pour nous sur les temps forts de l'institution, qui sont aussi ceux de sa carrière, et évoque quelques-unes des personnalités du corps professoral qui ont marqué sa génération et bien d'autres après lui.

 

M. ANDRÉ : Pourquoi avez-vous choisi de suivre des études de droit ?

Y. POULLET : Le climat de mon inscription était celui de mai 68 et de ses retombées en termes de revendications pour un monde plus juste, libre et meilleur. Cela m’a beaucoup marqué et orienté mon choix. En outre, j’étais alors convaincu par la cause des pays en voie de développement.

 

M. ANDRÉ : Quel a été votre parcours au sein de la Faculté ?

Y. POULLET : J’ai donc suivi mes deux années de candidature en droit à Namur (promo 71) avant de continuer mon cursus à Louvain (Leuven à l'époque). En parallèle, j’ai débuté des études de philosophie en deuxième licence. Après ça (je venais d’avoir 22 ans), je suis retourné à Namur, où j’ai été engagé comme assistant de celui qui allait devenir et rester pour moi un maître à penser autant qu’un maître à vivre : le Père Maon. Je me suis alors lancé dans une thèse. À vrai dire, j’ai un peu cafouillé au départ, car tout m’intéressait. Toujours est-il que je suis parvenu à définir un sujet et, en 1982, je défendais ma thèse en même temps que je terminais mon service militaire. J’ai d'abord été nommé chargé de cours en Faculté de sciences économiques avant de revenir assez rapidement en Faculté de droit pour donner, en plus, le cours de droit comparé. Au bout de 8 années, j’ai sans le savoir été nommé professeur ordinaire par le conseil d’administration des facultés. Peu après, je suis devenu doyen de la Faculté, fonction que j’ai exercée en cumul de la direction du CRID de 1990 à 1996 puis de 2000 à 2005. Cela représente 11 ans de décanat et, lors de l'année supplémentaire ajoutée à mon troisième mandat, je ne vous cache pas que j’en ai eu marre. Bien entendu, j’ai continué à enseigner pendant ces années de décanat. Je voyageais beaucoup dans les matières : droit de l’informatique, droit des sociétés, droit romain, droit commercial, sources et principes du droit. C’était très enrichissant ; d’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi mes collègues aiment s'installer dans une matière tout au long de leur carrière.

 

 

M. ANDRÉ : Qu’est-ce qui vous a décidé à revenir à Namur après vos années de licence à Louvain ?

Y. POULLET : Je dirais que c’est la fascination et l’admiration que je nourrissais pour l'esprit, la pédagogie et la personnalité du Père Maon. En première licence, il m’avait déjà demandé ce que j’envisageais de faire après mes études et m’avait suggéré de revenir à Namur comme assistant. Mais jusqu’en deuxième licence, cette perspective ne me séduisait pas. Je voulais absolument partir dans un pays en voie de développement. C’était une véritable obsession. Par la suite, le Père Maon est revenu vers moi à plusieurs reprises avec sa proposition, et j’ai finalement été convaincu. Il faut dire que c’était un professeur totalement atypique, loin des archétypes actuels. En plus de sa thèse, je crois qu’il avait juste publié deux ou trois articles sur le droit babylonien et le droit hébraïque. C’était un homme d’une incroyable culture. Surtout, il était passionné par ses étudiants et aimait les bousculer. On pourrait presque dire que c’est la pédagogie qui le faisait vivre. Demandez aux anciens qui ont eu cours avec lui, c’était un spectacle extraordinaire. Il a marqué des générations!

 

M. ANDRÉ : À côté du Père Maon, y a-t-il eu d’autres professeurs qui vous ont marqué lorsque vous étiez étudiant ?

Y. POULLET : Oui, j’ai été particulièrement impressionné par Jacques Beaufays, qui donnait le cours de philosophie. Humainement et comme enseignant, il était incroyable. Les étudiants étaient suspendus à ses lèvres. Il commençait son cours sur une citation et le terminait sur une autre. Ça touchait des thèmes comme l’amour, la mort, la fidélité, la croyance, etc. Plus tard, quand je suis devenu doyen, j’avais pour habitude d’arriver très tôt le matin à la faculté. Du moins c’est ce que je croyais, car Jacques Beaufays, lui, était déjà là depuis une heure à préparer son cours dans une sorte d’exercice d’introspection matinale dont il avait le secret.

 

M. ANDRÉ : Vous avez également bien connu le « fondateur » de la faculté, le professeur Étienne Cerexhe. Quel souvenir gardez-vous de lui ?

Y. POULLET : Étienne Cerexhe m’impressionnait beaucoup. Il était l’opposé du Père Maon. Ce dernier était chaleureux et plutôt brouillon, alors que Cerexhe était plus froid et très structuré. C’est ainsi qu’il y avait, parmi les étudiants, les « pros » Maon et les « pros » Cerexhe. Il faut reconnaître que celui-ci a fait preuve de génie dans l’organisation de la faculté. C’est aussi à Étienne Cerexhe que l’on doit l’introduction de méthodes pédagogiques modernes : système d’encadrement original par petits groupes, travail personnel de seconde candidature, etc.

 

M. ANDRÉ : Comment se sont passés vos débuts en tant qu’assistant ? Et en tant que professeur ? Vous étiez plutôt à l’aise ou stressé ? Indulgent ou sévère vis-à-vis des étudiants ?

Y. POULLET : Il y avait une grande proximité avec les étudiants. Je me souviens avoir donné des séances d’encadrement dans le parc Louise-Marie. On rigolait bien. Si j’étais stressé ? Au début oui, forcément. Les premières semaines, j’avais même tellement la trouille que je vomissais avant chaque séance (rires). Comme professeur, je n’avais pas la réputation d’être particulièrement sévère. Aux revues étudiantes, j’étais d’ailleurs plutôt imité comme le type sympa, bien qu’un peu brouillon. Je me retrouvais assez bien dans ce personnage. En revanche, les étudiants me disaient souvent que mes cours étaient difficiles et exigeaient beaucoup de temps de travail.

 

M. ANDRÉ : Vous évoquez la proximité que vous aviez avec vos étudiants. D’après vous, la relation professeur-étudiants a-t-elle beaucoup évolué en 50 ans ?

Y. POULLET : Il y avait certainement une plus grande proximité qu’aujourd’hui. Par exemple, on allait régulièrement boire un verre avec nos étudiants. De nos jours, les préoccupations des professeurs ont changé. La recherche, la nécessité de publier toujours davantage et les tâches administratives les ont quelque peu éloignés de leurs étudiants. On ne peut pas leur en vouloir, ce sont les lois du milieu. Il y a aussi le fait que la faculté de droit des débuts comptait peu de professeurs et beaucoup moins d’étudiants qu’aujourd’hui. Le corps professoral s’organisait autour de quelques figures emblématiques et autour de quelques « professeurs-valises » aux personnalités attachantes. Cela favorisait évidemment le rapprochement des étudiants avec le corps enseignant. Les revues actuelles montrent cependant qu’il y a toujours de fortes personnalités parmi les professeurs, et que ceux-ci ne laissent pas indifférent leur auditoire.

 

 

M. ANDRÉ : Si vous deviez retenir deux ou trois moments importants dans l’histoire de la Faculté, quels seraient-ils ?

Y. POULLET : Je pense à l'ouverture du DTIC, un 3ème cycle interdisciplinaire (1992) avec 3 facultés, impensable ailleurs qu'à Namur. Il y aussi l’introduction du baccalauréat en 2004, avec l’ajout d’une 3e année d’étude. Avec ce nouveau programme, on dispose désormais, à Namur, de ce qu’il y a de mieux en sciences juridiques en termes d’apports formatifs. Dans un autre registre, je pense aussi au projet de formation de deuxième cycle préparé en collaboration avec l’Université de Liège à la fin des années 1990. Malheureusement, ce projet a capoté, par maladresse et aussi, peut-être, par méfiance réciproque. C’est dommage.

 

M. ANDRÉ : Parmi ces moments-clés, figure également la fondation du Centre de recherches informatique et droit (CRID) en 1979, dont vous avez été le directeur jusqu’en 2010. C’est une réalisation dont vous êtes particulièrement fier j’imagine ? En quoi était-il innovant au niveau de la recherche ?

Y. POULLET : À vrai dire, j’en ai été l’occasion mais ce n’est pas moi qui l’ai fondé. Son origine remonte en fait à 1975 (je travaillais alors à la faculté depuis 1 an). À cette époque, le directeur de l’institut d’informatique, Jacques Berleur, avait lancé une réflexion sur l’homme et l’informatique et il avait besoin d’un juriste dans son équipe. Étienne Cerexhe m’avait alors persuadé d’intégrer le projet sous prétexte que « l’informatique, c’est pour les jeunes ». C’est dans ce contexte que je fus chargé de rédiger un commentaire d’un projet de loi qui venait de paraître en matière d’informatique et de vie privée, le projet Vanderpoorten. Évidemment, comme j’étais le premier à écrire sur cette question, mon article eut un certain retentissement, au point qu’on décida d’organiser un colloque sur le sujet en 1979. À l’issue de ce colloque, le professeur François Bodart, de la Faculté d’informatique, déclara la création de ce qui allait devenir le CRID et me proposa d’en devenir le directeur. Je ne m’y attendais pas du tout. J'étais alors simple assistant.

Le CRID fut innovant dans la mesure où il introduisait une dimension collective dans la recherche universitaire. Avant cela, les chercheurs de la Faculté de droit travaillaient en vase clos, chacun de leur côté et sur une matière spécifique. L’autre innovation, c’est que le centre s’inscrivait d’emblée dans une démarche interdisciplinaire. La Création du CRID est un pari et une audace que seule une institution comme celle de Namur pouvait oser, et je remercie mon université de cette confiance dans les jeunes.

 

M. ANDRÉ : Quels ont été les points forts/atouts de la Faculté de droit de Namur dès ses débuts ?

Y. POULLET : C’est d’abord la pédagogie. Étienne Cerexhe a réalisé un travail remarquable dans ce domaine. C’est certainement aussi la disponibilité des enseignants, notamment à travers le Père Maon. Un autre point fort, c’était le nombre élevé d’étudiants venus de Flandre que comptait la Faculté dès les premières années de sa création. Cela a permis de développer un esprit d’ouverture et une tradition de grand accueil des étudiants néerlandophones, qui perdurent d’ailleurs aujourd’hui.

 

M. ANDRÉ : Quel est le plus beau souvenir que vous gardez de votre carrière à la faculté ?

Y. POULLET : Mon premier cours de droit romain, même si sur le coup je me suis dit : « Mais qu’est-ce que je fous là-dedans ?! ». Plus sérieusement, reprendre ce cours du R.P Maon était à la fois une sorte de rêve et d'interdit. C’était une opportunité inespérée. D’ailleurs, lorsque qu’Étienne Cerexhe m’a demandé de reprendre le flambeau, je n’ai pas tout de suite osé dire oui, car cela me paraissait être impossible.

 

M. ANDRÉ : Si vous deviez décrire la faculté de droit en un mot, lequel choisiriez-vous ?

Y. POULLET : « Passion », sans aucune hésitation.

 

M. ANDRÉ : Quel(s) vœu(x)/souhait(s) formuleriez-vous pour les cinquante prochaines années de la Faculté ?

Y. POULLET : Je lui souhaite de continuer à cultiver sa différence, d’oser entreprendre des projets différents des autres institutions équivalentes, tant au niveau de la pédagogie que de la recherche. Et pour finir, bien sûr, je lui souhaite de perpétuer l’esprit de convivialité qui fait sa force depuis cinq décennies.