Koen Lenaerts
"Je suis encore plus conscient de la responsabilité de porter les valeurs de l'Université de Namur."
Koen Lenaerts, 13 octobre 2017
M. le Recteur,
M. le Doyen,
Messieurs les représentants des pouvoirs publics,
Mesdames et Messieurs les professeurs,
Chers étudiants,
C’est un grand honneur pour moi de me voir décerner le titre de docteur honoris causa de l’Université de Namur, une université empreinte d’une longue tradition académique et scientifique.
Chaque fois que je reviens dans cette merveilleuse ville, d’innombrables souvenirs de jeunesse me font chaud au coeur. Cette ville et son université me sont en effet très chères, ainsi qu’à trois de six filles qui ont étudié le droit dans cette prestigieuse faculté qui fête aujourd’hui ses 50 ans.
Il y a 45 ans, je quittais mon Anvers natal pour commencer mes études à Namur. J’avais alors presque dix-huit ans, comme en témoigne la photo qui a été projetée. Je désirais étudier le droit parce que je croyais, et je crois toujours, que le droit est un instrument essentiel au service des citoyens, qui nous permet d’améliorer constamment le fonctionnement de la société et d’œuvrer à la qualité des rapports humains.
Évidemment, quand j’ai franchi pour la première fois les portes de cette belle faculté, le droit ne représentait pour moi que des idéaux abstraits et intangibles, et ce n’est que grâce à l’excellence académique des professeurs qui y enseignaient que j’ai commencé, peu à peu, à avoir une idée claire de ce qu’était le droit. C’est donc ici que j’ai acquis les réflexes nécessaires pour décoder les textes juridiques, la capacité de synthétiser des arguments opposés, ainsi qu’un sens accru de la logique juridique.
Mais c’est surtout l’esprit d’ouverture de la faculté de droit de Namur qui m’a d’emblée marqué en tant que jeune juriste. Cet esprit a éveillé mon intérêt pour le droit international ainsi que pour le droit comparé en me faisant prendre conscience du fait que la capacité du droit à faire évoluer la société et à influer sur l’avenir des générations futures n’est pas limitée aux frontières de la Belgique.
Protéger des valeurs aussi fondamentales que la démocratie, la justice et la solidarité est, en effet, un objectif partagé par nos voisins européens, et même au-delà. Mes études à Namur m’ont donc poussé vers cette discipline du droit, assez nouvelle à l’époque, qu’est le droit communautaire, devenu aujourd’hui le droit de l’Union européenne.
Après quatre décennies dédiées au droit de l’Union, je dois vous avouer que j’éprouve toujours la même joie, la même curiosité et le même intérêt pour ce droit que lorsque j’ai lu pour la première fois les traités fondateurs de la construction européenne. La raison en est simple : le droit de l’Union reflète, quelque part, les idéaux qui m’ont conduit à devenir juriste.
Il s’agit d’un droit éternellement jeune, car il se renouvelle constamment avec les modifications successives des traités et les élargissements progressifs des domaines de compétence de l’Union européenne. Il s’agit d’un droit « positivant » car il est fondé sur la conviction profonde que les peuples européens, pourtant ennemis du passé, peuvent unir leurs forces et leurs atouts pour construire ensemble un avenir meilleur. Il s’agit d’un droit humaniste, car il est profondément ancré dans les valeurs fondamentales inhérentes à la protection et à l’épanouissement de toute personne humaine.
À la différence du droit international classique, le droit de l’Union place l’individu au centre du projet d’intégration européenne. Les traités sur lesquels l’Union est fondée ne sont pas de simples accords qui régissent les relations entre États membres, mais ils visent à conférer aux individus des droits qu’il incombe aux juges nationaux de protéger, si nécessaire avec la collaboration de la Cour de justice de l’Union européenne. Dans cette optique, l’Union européenne est, avant tout, une Union qui est faite pour et par les citoyens.
Pour bénéficier au mieux de ces droits, les citoyens européens ne peuvent pas rester étrangers au processus de construction européenne, ni se replier sur eux-mêmes, mais doivent être prêts à défendre leurs droits quand il le faut. Les juristes jouent un rôle essentiel en ce sens. Les avocats, en tant que collaborateurs de la justice, ont vocation à aider les citoyens à faire valoir leurs droits. Les juges protègent ces droits en toute indépendance et en toute impartialité, à l’abri d’interventions ou d’influences politiques. Pour leur part, les professeurs ont une mission fort noble : celle de préparer la nouvelle génération de juristes qui deviendront les avocats et les juges de demain.
Permettez-moi d’illustrer cette idée du « citoyen européen engagé » à l’aide de trois exemples ayant trait à différents aspects de la vie quotidienne, à savoir, le citoyen qui entend protéger sa vie privée à l’ère du numérique, le citoyen « consommateur » et le citoyen défenseur de l’environnement.
Comme nous le savons tous, dans un monde globalisé où le partage d’informations se fait par un simple « click », il est extrêmement important de garantir une protection efficace de nos données à caractère personnel. Cette protection, qui est assurée, par différents instruments juridiques, sur le territoire de l’Union européenne, serait fortement affaiblie si les responsables de traitement de données à caractère personnel étaient libres de transférer ces données vers des pays tiers n’ayant pas un niveau de protection équivalent à celui en vigueur au sein de l’Union. À cet effet, le droit de l’Union prévoit que la Commission européenne peut adopter une décision attestant qu’un pays tiers constitue un « safe harbor » en ce qu’il offre un tel niveau de protection équivalent.
Dans la célèbre affaire Schrems, un étudiant de la faculté de droit de Vienne, inquiet des rumeurs concernant la surveillance en masse des communications électroniques mise en place par l’agence américaine de sécurité, la « NSA », a demandé à Facebook, dont le siège se trouve en Irlande, d’arrêter de transférer ses données à caractère personnel vers les États-Unis. Facebook ayant rejeté sa demande, il s’est dirigé vers le contrôleur irlandais à la protection des données qui, à l’aune d’une décision de la Commission européenne de 2000 ayant reconnu la qualité de « safe harbor » aux États-Unis, a estimé que le transfert de données personnelles vers ce pays était conforme au droit de l’Union. M. Schrems a alors contesté l’avis de ce contrôleur devant un juge irlandais, qui a posé à la Cour de justice une question portant sur la validité de cette décision de la Commission. Dans un arrêt du 6 octobre 2015, la Cour de justice a invalidé la décision de la Commission, au motif que celle-ci ne tenait pas compte du fait que les agences américaines de sécurité pouvaient avoir un accès illimité et généralisé aux données européennes transférées vers les États-Unis, ce qui était de nature à priver de sa substance même le droit fondamental des citoyens de l’Union à la protection de la vie privée et de leurs données personnelles. Les démarches judiciaires de cet étudiant autrichien ont, en définitive, conduit à revoir la façon dont les données à caractère personnel peuvent être transférées vers l’autre côté de l’Atlantique.
À titre purement informatif, je signale qu’une nouvelle affaire Schrems est actuellement pendante devant la Cour de justice. Celle-ci ne concerne toutefois pas le droit à la vie privée mais le droit international privé et, notamment, la question de savoir si un « data activist », tel que M. Schrems, peut être considéré comme étant un consommateur au sens du règlement Bruxelles I sur la compétence judiciaire en matière civile ou commerciale.
C’est précisément cette dimension du « citoyen - consommateur » que j’aimerais évoquer par mon deuxième exemple. Comme vous le savez bien, la crise économique qu’a subie le continent a eu des effets très négatifs sur le marché immobilier de certains États membres, notamment celui de l’Espagne. Privées de revenus professionnels, de nombreuses familles espagnoles n’ont pas pu honorer le remboursement de leur emprunt hypothécaire, ce qui a conduit à la multiplication de procédures d’exécution de garanties immobilières et partant, à l’expulsion de ces familles de leur foyer. C’est dans ce contexte socialement difficile que le droit de l’Union a joué un rôle important en faveur des consommateurs pour les protéger contre les clauses abusives insérées par des banques dans des contrats de crédit hypothécaire.
Dans l’affaire Gutiérrez Naranjo, par exemple, le Tribunal Supremo (Cour suprême espagnole) avait, dans un arrêt du 9 mai 2013, jugé que, conformément à la directive de 1993 sur les clauses abusives, les clauses dites « plancher » – à savoir des clauses figurant dans des contrats de prêt à taux variable qui limitaient les fluctuations à la baisse du taux débiteur – étaient abusives. Toutefois, le Tribunal Supremo a limité l’effet temporel de cet arrêt, de sorte que les sommes, correspondant au trop-perçu d’intérêts, dues par les banques aux consommateurs avant son prononcé, à savoir avant le 9 mai 2013, ne pouvaient pas faire l’objet d’une réclamation. Ayant des doutes sur la compatibilité de cette limitation temporelle avec le droit de l’Union, plusieurs juges espagnols d’instances inférieures ont demandé à la Cour de justice de se prononcer sur cette question. Dans un arrêt du 21 décembre 2016, la Cour de justice a jugé que, dans la mesure où cette limitation temporelle touchait à la substance même du droit que les consommateurs tirent de la directive sur les clauses abusives – à savoir le droit à ne pas être liés par des clauses jugées abusives –, ladite limitation n’était pas conforme au droit de l’Union.
Les actions de M. Gutiérrez Naranjo et de consommateurs se trouvant dans une situation analogue à la sienne ont eu un impact très important en Espagne. Suite à l’arrêt de la Cour de justice, le gouvernent espagnol a, en effet, adopté un décret-loi visant à faciliter la restitution aux emprunteurs des montants d’intérêts indument perçus par les banques en application de clauses « plancher ».
Je souhaiterais illustrer cette dimension du citoyen européen engagé par un troisième exemple, tiré, cette fois, de la politique de l’environnement. Cet exemple nous est fourni par la récente affaire Folk, qui a donné lieu à un arrêt de la Cour du 1er juin dernier. Les faits de cette affaire pourraient faire l’objet d’un film à Hollywood. M. Folk, un ressortissant autrichien, aime pêcher dans la rivière Mütz. En exerçant ce loisir, il a constaté des fluctuations du niveau du cours d’eau qui asséchaient très rapidement des zones habituellement immergées, de sorte que des alevins et des jeunes poissons se trouvaient prisonniers de zones aquifères séparées de la masse d’eau courante sans pouvoir la rejoindre, ce qui se traduisait par un taux de mortalité très élevé. M. Folk a constaté que ces fluctuations étaient liées à l’activité d’une centrale hydroélectrique implantée sur cette rivière. Il s’est alors adressé à l’autorité autrichienne compétente qui, conformément au droit autrichien, a estimé qu’il n’y avait rien à faire. D’une part, ladite centrale hydroélectrique disposait depuis 2002 d’une autorisation pour exercer ses activités et, d’autre part, les détenteurs de droits de pêche, tels que M. Folk, ne pouvaient pas attaquer le refus d’agir de l’autorité compétente devant un tribunal ou un organisme public indépendant et impartial.
Toutefois, M. Folk, probablement assisté d’un avocat, ne s’est pas avoué vaincu et s’est tourné vers le droit de l’Union pour tenter de sauver les alevins et les jeunes poissons de la rivière Mütz. Il faut en effet savoir que, en 2004, le législateur de l’Union a adopté une directive qui permet à des personnes touchées ou risquant d’être touchées par un dommage environnemental, et qui ont un intérêt suffisant ou font valoir une atteinte à un droit, de demander à l’autorité compétente d’agir pour mettre fin à ce dommage. De plus, cette directive dispose que ces personnes peuvent introduire un recours contre la décision de ladite autorité lorsqu’elles estiment que cette décision est mal fondée.
Ainsi, dans cette affaire, se posaient, en substance, trois questions. Premièrement, la directive de 2004 s’appliquait-elle à l’activité d’une centrale hydroélectrique qui a débuté bien avant la date limite de transposition de cette directive, à savoir avant le 30 avril 2007 ? Deuxièmement, l’existence d’une autorisation administrative, délivrée en application du droit autrichien, avait-elle pour effet d’exclure les dommages causés par la centrale hydroélectrique de la qualification de « dommage environnemental » au sens de la directive ? Troisièmement, des personnes telles que M. Folk pouvaient-elles introduire un recours ? La Cour de justice a, tout d’abord, estimé que la directive de 2004 s’applique ratione temporis à des activités antérieures au 30 avril 2007 mais qui n’ont pas été menées à leur terme avant cette date. Ensuite, elle a jugé qu’une autorisation administrative, délivrée en application du droit national, portant sur une activité à l’origine d’un dommage affectant l’état écologique d’une rivière ne saurait avoir pour effet d’exclure, de manière générale et automatique, que ce dommage soit qualifié de « dommage environnemental » au sens de la directive. Enfin, la Cour a considéré que les détenteurs de droits de pêche, tels que M. Folk, étaient susceptibles de relever des personnes pouvant demander à l’autorité compétente d’agir, de sorte qu’une législation nationale les privant, d’une manière générale, de ce droit d’agir était contraire au droit de l’Union.
Ces trois exemples illustrent que les droits que les citoyens tirent du droit de l’Union ne sont pas inversement proportionnels à la taille de la partie à laquelle ils sont opposés. Que cette partie adverse soit, par exemple, un géant de l’Internet et des réseaux sociaux, une banque ou un producteur d’électricité, le droit de l’Union a vocation à protéger de la même manière les citoyens de l’Union.
Ces trois affaires démontrent également que les citoyens peuvent, à l’aide des avocats, contribuer à faire évoluer la société pour un mieux. En effet, l’impact des arrêts de la Cour de justice dans ces trois affaires va au-delà des victoires personnelles de MM. Schrems, Gutiérrez Naranjo et Folk. Tous les citoyens bénéficient de ces actions judiciaires, car tous les citoyens ont le droit et sont désireux de bénéficier d’une protection efficace de leurs données à caractère personnel, d’un accès plus juste au crédit hypothécaire ou encore de la qualité de rivières cristallines.
À mon sens, l’un des principaux ennemis du progrès, que ce soit au niveau régional, national ou européen, réside dans l’apathie citoyenne. Si les citoyens ne sont pas prêts à défendre leurs propres droits, la flamme de la démocratie, de la solidarité et de la justice risque de s’éteindre lentement mais sûrement. Toutefois, les trois exemples que je viens de mentionner sont, heureusement, là pour démontrer, à l’instar d’autres nombreux exemples figurant dans la jurisprudence de la Cour de justice, que, en dépit des temps d’incertitude que nous traversons actuellement à plus d’un titre, il faut rester confiant dans l’avenir car de nombreux citoyens européens sont prêts à s’engager pour faire valoir leurs propres droits et, ce faisant, contribuent au bien commun européen.
Ceci m’amène à mon dernier point, destiné aux professeurs de cette prestigieuse université, qui est fruit des réflexions qui m’ont accompagné tout au long de mon parcours académique. Nous, professeurs, sommes les « sculpteurs de jeunes esprits ». Notre mission dans la société va au-delà du simple transfert de connaissances. Nous devons continuer à éduquer les jeunes universitaires à devenir proactifs dans la défense des droits pour lesquels leurs grands-parents et leurs parents se sont tellement investis. Nous devons leur rappeler que, s’il a été possible de construire l’Europe « pas à pas », c’est parce que, depuis la déclaration Schuman jusqu’au traité de Lisbonne, il y a toujours eu des « citoyens garants » de l’acquis européen, comme en témoignent les noms que portent les arrêts les plus célèbres de la Cour de justice. Ainsi, peut-être un jour, pas si lointain, un de ces arrêts portera-t-il le nom de l’un de nos étudiants.
Je vous remercie pour votre attention.